9

Tristan et Yseult

Il ne mit pas longtemps à gagner la côte. De là, il prit un navire et débarqua bientôt sous la forteresse de Tintagel. Il eut un serrement de cœur en revoyant ce promontoire battu par le vent et les vagues de la mer, avec ses murailles qui épousaient le contour des falaises. Il se revoyait, gravissant le sentier qui menait à la poterne, en compagnie d’Uther Pendragon et d’Urfin, quand ils allaient accomplir ce qu’il fallait accomplir, accoupler le roi Uther avec la duchesse Ygerne pour que naquît un roi. Mais Tintagel n’était plus à la reine Ygerne. Tintagel était devenu possession du roi Mark, et c’est là qu’il résidait, en compagnie de sa femme, la belle Yseult, et de son neveu, le preux Tristan de Lyonesse, le fils de sa sœur, qu’il avait désigné comme son héritier.

Il grimpa jusqu’à la forteresse où il entra sans même avoir été remarqué par les gardes. Tout, à l’intérieur des remparts, offrait un spectacle d’abandon et de désolation. Personne ne le reconnut parmi tous ceux, chevaliers, écuyers ou serviteurs, qui passaient et repassaient dans les ruelles. À force de rôder, Merlin comprit que rien n’allait plus dans le royaume de Mark. Depuis tant d’années, son épouse, la reine Yseult, le bafouait avec son neveu Tristan : il fallait bien qu’un jour les deux amants se fussent fait prendre en flagrant délit par le mari outragé. Et cela n’avait pas été si simple.

En effet, Tristan et Yseult avaient réussi, à force d’adresse et de mensonges, à écarter tous les soupçons qui pesaient sur eux. Mais la jalousie des barons de Mark avait été la plus forte : ils avaient averti le roi, tendu un piège à Tristan, et ils l’avaient maîtrisé alors qu’il se trouvait sans défense dans le lit de la reine. Car, pour rien au monde, ils n’auraient voulu se battre contre Tristan : celui-ci avait un redoutable privilège, à savoir que tous ceux qu’il blessait, même légèrement, avec son épée, mouraient, et que tous ceux qui lui infligeaient la moindre blessure mouraient également. Et le roi Mark le savait mieux que personne. C’est pourquoi il avait condamné les deux amants à être brûlés sur un bûcher.

Mais, après de nombreuses péripéties, Tristan s’était échappé en sautant par la fenêtre d’une chapelle qui donnait sur le rivage, et il avait libéré Yseult que Mark avait préféré livrer à une troupe d’horribles lépreux. Et tous deux, en compagnie de Gorvenal, écuyer de Tristan, et de Brengwain, suivante d’Yseult, étaient allés se réfugier dans la forêt de Morois où ils menaient une vie rude et difficile, s’efforçant d’échapper à tous les espions que le roi envoyait pour les débusquer. C’est alors que Merlin avait débarqué sous les murs de Tintagel. Et quand il apprit que le sage Merlin se trouvait là, le roi Mark le fit appeler et voulut converser avec lui. « Ma femme et mon neveu sont au cœur de la forêt, mais dans un endroit si retiré qu’il est impossible de les retrouver. Merlin, toi le plus sage des hommes, quel conseil peux-tu me donner ?

— Tout dépend de ce que tu as l’intention de faire, répondit Merlin. Si tu persistes dans ton intention de livrer ton neveu aux flammes du bûcher, je ne te dirai rien. Mais si tu recherches un accord avec Tristan, je peux t’aider. – Il est vrai, reprit le roi, que ma colère était grande et que je me suis laissé aller. J’ai toujours considéré Tristan comme mon fils, et je ne peux vraiment pas être responsable de sa mort. Mais, Merlin, tu dois comprendre qu’il m’a pris ma femme et qu’il s’est enfui avec elle. – Et Yseult ? demanda Merlin. L’aimes-tu ? – Si je l’aime ! s’écria le roi. Mon vœu le plus cher, c’est de la retrouver et de lui redonner sa place de reine auprès de moi ! » Merlin se mit à réfléchir. « Je ne vois qu’une solution, dit-il enfin. Va trouver le roi Arthur, qui est ton cousin en même temps que ton seigneur, et demande-lui de te rendre justice dans cette affaire. S’il parvient à convaincre Yseult de revenir avec toi, ce sera bien. Dans le cas contraire, tu auras droit à des compensations. – Tu as raison ! » dit le roi Mark.

Il envoya immédiatement des messagers vers Arthur qui se trouvait alors à Camelot. Dans les lettres qu’il envoyait, Mark rappelait à Arthur sa qualité de cousin et insistait sur le fait que lui-même, Mark, était plus proche parent d’Arthur que Tristan, ce qui voulait dire qu’Arthur devait normalement prendre parti pour sa famille la plus proche au détriment de sa famille la plus éloignée. Quand il reçut les lettres, Arthur prit conseil de ses proches, puis il décida qu’il irait dans la forêt de Morois pour parler avec Tristan et Yseult et tenter de les réconcilier avec le roi Mark. Il fit préparer les chevaux et s’en alla en compagnie de Kaï, de Bedwyr, de Gauvain, d’Yder et d’Yvain, le fils du roi Uryen.

Ils commencèrent par encercler la forêt de façon que personne ne pût s’en échapper. Mais Tristan ne semblait pas disposé à laisser s’approcher quelqu’un, quand bien même il s’agirait d’un messager de paix. Et, d’autre part, dans la troupe de ceux qui encerclaient la forêt, personne n’avait l’intention de se mesurer avec Tristan, tant par crainte de blesser celui-ci que d’en recevoir une blessure.

Cependant, Yseult avait entendu le bruit des voix et le vacarme des armes dans la forêt. Elle se réfugia dans les bras de Tristan. « Pourquoi as-tu peur ? » lui demanda-t-il. Elle lui répondit qu’elle craignait pour sa vie et qu’elle-même ne pourrait pas vivre si elle était privée de Tristan. Alors Tristan lui chanta une strophe en vers : « Blanche Yseult, n’aie point peur. Tant que je serai près de toi, trois cents chevaliers ne pourront t’enlever de moi, ni trois cents chefs bien armés ! »

Tristan se leva, prit son épée et s’en alla à la rencontre de ceux qui venaient l’agresser. Les hommes fuyaient à son approche et il avançait sans encombre. C’est alors qu’il rencontra Mark, son oncle. Celui-ci s’écria : « Je me tuerai moi-même pour le tuer ! » Mais il n’osa pas s’élancer sur son neveu. Quant aux autres chefs, ils dirent : « Honte sur nous si nous attaquons cet homme de courage et de valeur. » Et Tristan sortit tranquillement de la forêt.

Pendant ce temps, Kaï gagna l’endroit où se trouvait Yseult. Kaï avait une faiblesse : il était amoureux de Brengwain, et celle-ci le conduisit bien vite auprès d’Yseult. Il lui dit : « Blanche Yseult, goéland amoureux, j’ose à peine te parler, mais je suis venu te dire que Tristan s’est échappé ! – Dieu soit béni, Kaï ! Si tu dis la vérité, tu auras de ma part tout ce que tu désires. – Il y a une femme que j’aime, blanche Yseult, et que je voudrais te demander : c’est ta suivante Brengwain. – Si la nouvelle que tu viens de m’apprendre de ta bouche est vraie, je t’assure, Kaï, que Brengwain sera tienne ! »

Mark était furieux. Il alla trouver Arthur et se lamenta auprès de lui parce qu’il n’obtenait rien, ni vengeance ni réparation, au sujet de son épouse. « Je vais te donner un conseil, lui dit Arthur. Envoie vers Tristan des musiciens avec des harpes pour lui faire entendre de loin de douces harmonies. Puis, quand il se sera un peu calmé, tu lui enverras des poètes pour lui réciter des chants de louange en son honneur. Je suis sûr qu’il sortira ainsi de sa colère et de son ressentiment. – Je le ferai », dit Mark.

On envoya donc des musiciens et des poètes auprès de Tristan. Il les écouta et les appela pour leur distribuer de l’or et de l’argent. Mais quand ils lui demandèrent de les suivre jusque vers Arthur, Tristan refusa tout net. Les musiciens et les poètes revinrent donc rendre compte de l’échec de leur mission. Le roi Mark s’impatientait de plus en plus. Alors, Arthur dit à Gauvain : « Beau neveu, toi qui t’exprimes avec tant d’élégance dans la voix et qui sais apaiser les querelles, va donc trouver Tristan, je te prie, et fais en sorte qu’il revienne avec toi. – Je le ferai », dit Gauvain.

Il s’en alla dans la forêt à la rencontre de Tristan. Quand il le vit, Tristan dit : « N’approche pas plus avant. » Gauvain répondit : « Bruyants sont les flots de la mer quand elle est haute. Qui es-tu donc, chevalier aux allures impétueuses ? – Bruyants sont les flots et la foudre. Laisse-les donc mugir dans leur fureur. Sache qu’au jour du combat je suis Tristan. – Tristan aux paroles sans reproche, toi qui n’as jamais fui dans un combat, je suis Gauvain et j’étais jadis ton compagnon. » S’étant ainsi reconnus, les deux hommes conversèrent, et Gauvain mit tout son talent à persuader Tristan de le suivre auprès d’Arthur, se portant garant de sa sécurité et de sa vie. Alors, Tristan suivit Gauvain.

Quand le roi Arthur aperçut Tristan, il lui souhaita la bienvenue en des termes très flatteurs. Mais Tristan ne répondait pas. À la fin, Arthur lui chanta une strophe en vers : « Tristan aux mœurs généreuses, n’aie aucune crainte de tes parents, car ils ne te veulent aucun mal. » Tristan y répondit par une autre strophe en vers : « Arthur, j’écouterai tes paroles. C’est toi que je salue et je ferai ce que tu décideras. »

Le roi Arthur lui fit alors faire la paix avec le roi Mark. Mais comme aucun des deux ne voulait renoncer à Yseult, Arthur dut converser avec l’un et l’autre séparément. Et comme il voyait bien qu’aucun des deux n’était prêt à faire la moindre concession, Arthur décida que l’un aurait Yseult pendant la saison où il y a des feuilles aux arbres, et l’autre pendant la saison où il n’y en a pas. Et il demanda au mari de choisir. Le roi Mark répondit qu’il préférait la saison où il n’y a pas de feuilles aux arbres parce que les nuits y sont plus longues. Arthur envoya quelqu’un pour informer Yseult de cette décision. Mais quand elle entendit le message, Yseult sauta de joie en chantant cette strophe en vers « Il y a trois arbres d’espèce généreuse, le houx, le lierre et l’if ! Ils gardent leurs feuilles en hiver ! Donc, je suis à Tristan pour la vie[120] ! »

Mais le roi Mark ne pouvait accepter d’être ainsi bafoué. Il préféra traiter secrètement avec Tristan, lui demandant seulement de s’éloigner et de ne jamais paraître à la cour. Et Yseult, reprenant toutes ses prérogatives de reine, revint à Tintagel où eurent lieu de grandes fêtes en l’honneur du roi Arthur et de ses compagnons. Cependant, les barons de Mark, ceux qui étaient jaloux de Tristan et qui l’avaient entraîné dans un piège, revinrent à la charge, dénonçant la duplicité de la reine. Si Yseult voulait reprendre sa place de reine, elle devait faire la preuve qu’elle n’avait jamais eu de relations coupables avec Tristan : il lui fallait donc se justifier en public par un serment solennel prononcé sur les saintes reliques. On fixa le jour et on s’accorda sur l’endroit qui devait être la Blanche Lande, à quelques lieues de Tintagel, non loin d’un marécage qu’on appelait le Mal Pas. Et le roi Arthur devait présider cette cérémonie, entouré de ses meilleurs compagnons, afin que tous pussent ensuite se porter garants de la bonne conduite de la reine.

Merlin s’en alla trouver Yseult. « Reine, lui dit-il, te voilà mal partie ! Tu sais très bien que tu es coupable, et tu seras encore plus coupable si tu prononces un faux serment à la Blanche Lande. Ou bien tu es à jamais déconsidérée devant tous les hommes, ou bien tu es maudite par Dieu parce que tu as commis un parjure. Quel est ton sentiment là-dessus ? – Merlin, répondit Yseult, il me vient une idée. On ne peut accéder à la Blanche Lande qu’en passant par un étroit sentier qui traverse le marécage du Mal Pas. Tristan le connaît bien, car un jour que j’étais en sa compagnie, j’y suis tombée et je m’y suis toute salie… – N’en dis pas plus, s’écria Merlin. Je devine ta pensée. Ne t’inquiète pas : je vais prévenir Tristan et je m’arrangerai pour que, ce jour-là, il y ait un vagabond pour te porter à travers le marais. »

Tristan se trouvait chez le forestier Urri, en compagnie de Gorvenal. Merlin s’y rendit sous les traits de Périnis, le valet d’Yseult, qui lui était si fidèle. Il parla longuement à Tristan, de la part de la reine, et lui demanda d’être présent au Mal Pas, quand tous se rendraient sur le lieu de la rencontre. Il devrait se tenir le long du sentier qui traversait le marécage, accoutré en mendiant contrefait, avec une béquille et un hanap de bois, avec une bouteille attachée par une courroie, demandant l’aumône aux passants. Et, bien sûr, il devrait se teindre le visage avec des herbes et se le rendre tuméfié, méconnaissable. Tristan lui répondit qu’il y serait et qu’il se conformerait en tout point à ce que demandait la reine. Merlin le quitta et reprit son aspect normal. Puis il alla rejoindre le roi Arthur.

Arriva le jour où la reine Yseult devait se justifier devant les rois et les barons assemblés sur la Blanche Lande. Tristan n’avait pas perdu son temps : il s’était fait une robe bigarrée. Il était sans chemise, en cotte de vieille bure, avec d’affreuses bottes de cuir, et il avait recouvert sa tête d’une chape sale et enfumée. Ainsi affublé, on l’aurait facilement pris pour un lépreux. Sans plus s’embarrasser, il s’établit près du sentier, au bout du marécage, et s’assit sur une vieille souche pourrie. Il ficha devant lui le bourdon qu’il avait pendu à son cou. À voir sa carrure, on ne pouvait guère le prendre pour un homme contrefait ; mais son visage, boursouflé par la vertu de l’herbe dont il s’était frotté, évoquait celui d’un lépreux. Il faisait cliqueter sa bouteille contre le hanap de bois pour apitoyer les passants et leur demander l’aumône.

Les chevaliers arrivaient le long des chemins et des sentiers. Il y avait grande presse en ces fondrières où les chevaux entraient parfois jusqu’aux flancs, et plus d’un se retrouva étalé dans la boue. Mais Tristan n’en était guère ému. Il leur criait : « Tenez bien vos rênes, seigneurs, et piquez de l’éperon : un peu plus loin, vous retrouverez le sol ferme ! » Les chevaliers embourbés redoublaient d’efforts, mais le marais croulait sous eux. Quant au soi-disant ladre, il continuait à frapper son hanap : « Pensez à moi ! disait-il. Que Dieu vous tire du Mal Pas ! Aidez-moi à renouveler ma robe ! »

Il y avait grand tumulte en ce Mal Pas. Les passants souillaient tous leurs vêtements, et c’était à qui crierait le plus fort. C’est alors qu’arriva le roi Arthur, avec tous ceux de la Table Ronde, avec leurs boucliers neufs, leurs plus beaux vêtements et leurs meilleurs chevaux. En passant le marais, ils s’éclaboussèrent comme les autres. Tristan, qui connaissait bien Arthur, l’interpella : « Seigneur Arthur, je suis malade, estropié, ladre et sans fortune. Mon père était pauvre et ne posséda jamais de terre. Je suis venu ici chercher l’aumône. Roi Arthur, vois comme la peau me démange et comme je grelotte de fièvre ! Pour Dieu, donne-moi ces guêtres qui te protègent si bien les jambes ! » Arthur eut pitié du mendiant. Il pria deux de ses écuyers de lui retirer ses guêtres et il les présenta à Tristan. Celui-ci prit les guêtres sans rien dire et se rassit sur la souche d’arbre. D’autres barons de la suite d’Arthur lui jetèrent divers vêtements, et il les rangea soigneusement dans un sac.

Ce fut au tour du roi Mark de traverser le Mal Pas. Tristan faisait de plus en plus de bruit avec sa bouteille et son hanap. « Pour l’amour de Dieu, roi Mark ! disait-il avec sa voix de fausset, donne-moi un don ! » Le roi lui présenta son bonnet de fourrure : « Il est un peu usé, mais il peut encore te protéger du froid ! » dit-il. Puis, comme il allait repartir, Mark se retourna : « Comment es-tu devenu ladre ? demanda-t-il. – Seigneur roi, répondit le faux mendiant, c’est à cause de mon amie. Son mari avait cette maladie, et comme je faisais avec elle le petit jeu d’amour, le mal passa sur moi. C’est vraiment à cause d’elle que je me trouve ici, aujourd’hui, pour demander l’aumône aux gens de bien ! Mais je t’assure que je ne regrette rien, car il n’y a pas plus belle femme que mon amie ! – Comment s’appelle-t-elle ? demanda Mark. – La belle Yseult ! » répondit Tristan. Le roi éclata de rire et s’en alla.

Il rejoignit Arthur sur la Blanche Lande. De là, on voyait l’horizon et tout ce qui se passait dans le Mal Pas. Arthur s’enquit de la reine Yseult. « Elle vient par la forêt, répondit Mark. Elle se trouve en compagnie de Dinas de Lidan. » Et ils se dirent l’un à l’autre : « Quelle fondrière que ce Mal Pas ! On ne sait vraiment pas comment s’en sortir ! »

Cependant, toujours au bout du marais, Tristan vit venir les trois barons qui le haïssaient le plus. C’étaient eux qui l’avaient dénoncé. C’étaient eux qui avaient préparé les pièges dans lesquels il était tombé. Devant le marécage, les trois hommes, qui avaient noms Andret, Denoalan et Gondoïne, hésitèrent à poursuivre plus avant. Alors, Tristan leur indiqua, avec sa béquille, le passage qu’il prétendait le meilleur : « Voyez, là-bas, cette tourbière après cette mare. C’est tout droit de ce côté. J’en ai vu passer plusieurs sans dommage ! » Les trois hommes piquèrent des éperons et s’engagèrent dans le bourbier, mais ils en eurent bientôt jusqu’à la selle. « Piquez encore ! leur criait le faux mendiant, toujours assis sur sa souche, vous n’avez plus qu’un petit chemin à faire ! » Mais, de plus en plus, les chevaux s’enfonçaient dans la vase, tandis que ceux qui les montaient se sentaient de plus en plus inquiets. Et ils eurent bien du mal à atteindre la terre ferme, et ils étaient en si piteux état qu’il leur fallut entièrement changer de vêtements.

Pendant ce temps-là, la reine Yseult était arrivée au bord du Mal Pas. Elle ne put retenir sa joie en voyant se débattre les trois chevaliers félons dans le bourbier. Mais Dinas de Lidan, qui l’accompagnait, lui dit : « Reine, voici qui est fâcheux. Tu ne pourras pas franchir ce gué sans salir et abîmer tes vêtements. Je serais vraiment désolé si tu te présentais devant le roi Arthur avec ta robe gâtée. Il vaudrait mieux perdre un peu de temps et passer par un autre chemin. – Si tu en trouves un autre, je le veux bien », répondit la reine. Mais, en disant ces mots, elle cligna de l’œil. Dinas le vit bien et, entraînant ses compagnons avec lui, il rebroussa chemin à travers la forêt.

Yseult était restée seule. De l’autre côté du Mal Pas se tenaient les deux rois et les barons qui la regardaient. Alors, elle sauta de son palefroi, en ôta le frein qu’elle disposa sous la selle, s’approcha du gué en tenant sa robe relevée, puis, cinglant l’animal d’un coup sec, elle le fit partir à travers le marais. Le coursier eut tôt fait de gagner l’autre rive. L’assemblée regardait faire sans comprendre. La reine portait une chemise de soie de Bagdad fourrée d’hermine et un manteau à traîne. Ses cheveux sortaient de dessous sa guimpe en deux longues tresses galonnées de blancs cordons et de fils d’or, et retombaient avec élégance sur ses épaules. Un cercle d’or ceignait sa tête de part et d’autre. Et chacun, parmi les barons, admirait la beauté et l’élégance de cette femme.

Elle se dirigea vers l’endroit où se tenait le faux mendiant et lui dit d’une voix très forte : « Ladre ! j’ai besoin de toi ! – Reine, répondit-il, je veux bien te rendre service, mais je ne sais pas comment. – C’est très simple, dit Yseult, je ne veux pas salir ma robe dans ce bourbier. Tu me serviras d’âne et tu me porteras doucement sur le sentier en évitant bien de trébucher ! – Dame ! s’écria Tristan, tu n’y penses pas ! Je suis malade et couvert de pustules ! » La reine se mit à rire : « Allons ! dit-elle, ce n’est pas ainsi que je prendrai ton mal. Viens ici. Tu es gros et fort, tourne-toi, mets là ton dos : je te monterai comme un baudet ! » Le faux infirme souriait. Il courba l’échine. Yseult noua sa robe, souleva un pied, s’assit à califourchon sur le dos de son étrange monture.

Sur la Blanche Lande, les rois et les barons n’en croyaient pas leurs yeux. Le ladre soutenait ses jambes avec sa béquille, soulevait un pied et posait l’autre ; souvent il faisait semblant de choir et prenait une mine douloureuse. Jambe deçà, jambe delà, Yseult le chevauchait comme si de rien n’était. « Voyez ! disaient les gens, regardez donc ! La reine à cheval sur un ladre ! Il cloche du pied, il va tomber dans le bourbier et entraîner la reine avec lui ! Courons à sa rencontre et aidons-les à s’en sortir ! »

Cependant, le ladre était parvenu au bout du sentier. Arrivé sur le sol ferme, il déposa la reine, et tous purent voir que ses vêtements étaient immaculés. « Tu me donneras bien quelque chose pour ma peine ? » dit le faux mendiant. Le roi Arthur, qui avait été l’un des premiers à accueillir Yseult, dit : « Certes, reine Yseult, il a bien mérité quelque récompense ! – Certainement pas ! s’écria Yseult avec colère. C’est un truand de la pire espèce, et il a bien profité de cette journée. Sous sa pèlerine, j’ai senti une gibecière qui n’est pas petite : elle est pleine de pains entiers, sans compter le reste. Il a de quoi manger pour aujourd’hui et pour toute une semaine ! Quant aux vêtements, il en a amassé de quoi passer plusieurs hivers à l’abri du froid ! Je vous dis que c’est un âne qui a trouvé bonne pâture, et il n’aura rien de moi, je vous l’assure ! » Le faux ladre s’en retourna à travers le marais et personne ne fit plus attention à lui. Et, sur la Blanche Lande, on fit bon accueil à la reine Yseult.

On avait dressé des tentes et des pavillons, et des tables avaient été préparées. De nombreux barons se trouvaient là, et tous avaient amené avec eux leur femme ou leur amie. Devant le pavillon du roi Arthur, on avait étendu un drap de soie brodé. C’est là qu’on entassa toutes les reliques du royaume de Cornouailles. Merlin prit les deux rois à part et leur demanda ce qu’ils avaient prévu pour que la reine Yseult pût se justifier des accusations portées contre elle. « Croyez-moi, leur dit-il, il faut que cette affaire soit réglée de façon définitive aujourd’hui, car sinon, le doute subsistera et vous y perdrez tous les deux votre honneur. Roi Mark, si tu veux la paix dans ton royaume, fais en sorte que la reine soit disculpée et que ton neveu Tristan ne soit plus soupçonné. Il est compagnon de la Table Ronde, et toute atteinte à sa dignité rejaillirait sur tous les autres. Et c’est à toi, roi Arthur, de rétablir l’harmonie et la bonne entente parmi tous ceux qui prennent place à cette Table que j’ai instituée avec le roi Uther et qu’il t’a été donné mission de maintenir, quelles que soient les circonstances, pour la gloire de Dieu et du royaume de Bretagne.

— Tu as raison, Merlin », répondit Arthur. Puis il s’adressa au roi Mark : « Il est évident qu’on t’a mal conseillé et que certains de tes vassaux ont tout fait pour déshonorer la reine et ton neveu. C’est à toi de rendre justice et de châtier comme il convient les dénonciateurs et calomniateurs. Mais tu ne pourras le faire que si la reine se justifie publiquement, devant tous ceux qui sont assemblés ici. Voici ce que je propose : la reine s’avancera de telle sorte qu’elle puisse être vue de loin, et elle jurera de sa main droite sur les saintes reliques que jamais elle n’eut aucun commerce avec ton neveu qui puisse être tenu pour coupable. Et quand elle aura ainsi juré de cette façon, commande à tes barons de faire la paix. – Voilà qui est bien dit, roi Arthur ! répondit Mark. Je sais qu’on peut me blâmer d’avoir prêté l’oreille aux paroles envieuses des médisants, et j’en suis fort fâché. Mais si la reine peut se justifier devant tous ceux qui sont ici présents, si elle prend Dieu à témoin de son innocence, personne ne pourra plus porter d’accusations contre elle, et je m’engage à châtier durement tous ceux qui persisteraient à le faire ! – À la bonne heure, dit Merlin. Il faut maintenant que vous agissiez tous les deux comme vous l’avez prévu. »

On rassembla les barons, les dames et les jeunes filles et on les fit asseoir en rang autour de l’endroit où avaient été placées les reliques, sous la garde de Gauvain, fils du roi Loth d’Orcanie. Les deux rois prirent Yseult par la main et la conduisirent où elle devait prononcer le serment. Le roi Arthur lui dit : « Reine Yseult, écoute-moi bien et sache ce que nous désirons de toi. Nous demandons que tu jures, par le saint nom de Dieu, la main étendue sur les reliques des saints, que Tristan n’a jamais touché à ton corps et n’a eu aucun amour autre que celui, parfaitement légitime, qu’un neveu doit porter à la femme de son oncle. » Yseult s’avança vers les reliques, étendit sa main droite et, sans hésiter, dit à très haute voix : « Seigneurs, je jure, par le saint nom de Dieu et sur les saintes reliques, que jamais homme ne se mit entre mes jambes, hormis le ladre qui se fit bête de somme pour me porter à travers le Mal Pas, et le roi Mark, mon époux. J’ai dit la vérité, et si l’on juge que je dois subir l’épreuve du fer rouge, je suis prête ! »

Il y eut alors un grand silence. Personne, dans l’assemblée, ne se leva pour apporter la moindre contradiction. Alors le roi Arthur dit : « L’affaire est désormais jugée. La reine Yseult a juré que nul n’entra entre ses cuisses que le mendiant qui l’a portée sous nos yeux, tout à l’heure, à travers le Mal Pas, et le roi Mark son époux selon les lois de la sainte Église. Malheur à ceux qui contesteraient ce jugement, car ils seraient déclarés félons et mécréants !

La foule commença à se disperser en commentant l’événement. Ainsi était rétablie la paix entre le roi Mark et son neveu Tristan. Ainsi étaient rejetées les accusations portées contre la reine par les barons envieux. Merlin rôdait à travers la Blanche Lande, tout songeur, sachant très bien que ce serment n’empêcherait nullement Yseult de rejoindre Tristan la nuit prochaine, car c’était une des particularités de Tristan de ne pouvoir vivre plus d’un mois sans avoir de rapport physique avec Yseult[121]. Mais après tout, Yseult, lorsqu’elle avait prononcé le serment, n’avait fait que dire la vérité : ce n’était pas sa faute si ceux qui se trouvaient là n’avaient pas reconnu Tristan sous les traits boursouflés du mendiant lépreux…

Il en était là de ses réflexions quand il entendit une voix de femme derrière lui : « Bien joué, Merlin ! » Il se retourna. Morgane était là, aussi altière, aussi troublante, avec son sourire ambigu qui faisait rêver tant d’hommes. Merlin se mit à rire et répondit : « Tu te trompes, Morgane, ce n’est pas mon jeu, mais le jeu de la reine Yseult, car : femme est plus rusée que le diable ! Tu le sais aussi bien que moi. » Morgane haussa les épaules. « À quoi bon toute cette comédie ? demanda-t-elle. – À distraire les pauvres humains », répondit tristement Merlin. Et il s’éloigna dans le vent[122].